JACQUES ÉMILE RUHLMANN (1879-1933)
"Toute beauté est la forme d’une utilité. Et nul but utile n’est réalisé sans un constant souci d’harmonie et de beauté"[1]

JACQUES ÉMILE RUHLMANN (1879-1933)

Chantre du style Art Déco, Jacques Émile Ruhlmann était pour autant un homme discret et on ne connaît de ses primes années qu’une naissance à Paris en 1879,d’un père entrepreneur en peinture ayant fui l’Alsace allemande. Par conjectures, on lui imagine une scolarité utilitaire, sa position de fils unique le destinant à reprendre l’entreprise familiale. Tout semble donc indiquer que Ruhlmann fût un autodidacte, qui apprit "sur le terrain" l’artisanat et la réalité des chantiers et des cabinets d’architecte. Si on sait que le futur décorateur dessina très tôt, il faut attendre son retour du service militaire[2] pour qu’il s’inscrive en auditeur à l’atelier Pascal, où il se pénètre des idées de modernité rationnelles et de l’Art dans tout en vogue parmi les étudiants. Présentant que les tentures murales et les papiers peints peuvent autant créer l’ambiance d’une pièce que son mobilier, le jeune Ruhlmann dessine des motifs ornementaux dans ses carnets et attends son heure. Celle-ci viendra au décès de son père en 1907, qui le laisse libre d’orienter en partie l’entreprise familiale vers les arts décoratifs.

 

C’est au Salon d’Automne de 1913 que Jacques Emile Ruhlmann se révèle, à 34 ans, autour d’une volonté affirmée : sortir le mobilier français et la décoration intérieur du marasme hérité de la fin de l’Art Nouveau, sans renoncer à l’industrialisation héritée de son histoire familiale. Remarqué par la critique, il continue à dessiner et imagine des dizaines de meubles et d’ensembles décoratifs détaillés du sol au plafond : une manière de concevoir la décoration qui le voit souvent qualifié d' "ensemblier".

Sa renommée viendra essentiellement après-guerre, lorsqu’il s’associe à l’entrepreneur Félix Laurent et fonde en 1919 sa propre entreprise de décoration et d’édition de meubles et tissus : les Établissements Ruhlmann. Le décorateur choisit comme assistant son neveu, Alfred Porteneuve, et s’entoure pour les activités de décoration et de création mobilière d’équipes jeunes et dévouées, qu’il fédère par son charisme. Au Salon d’Automne de 1919, Ruhlmann éblouit par la créativité luxueuse de ses meubles. Parmi eux notamment l’extraordinaire Meuble au char en ébène de macassar et ivoire dont les 225 cm de long reposent sur quatre graciles pieds fuseaux.

 

C’est le début du succès et des commandes privées de clients fortunés[3]pour qui Ruhlmann imagine des meubles à la façon d’instruments utilitaires qui doivent également être beaux. Rationnelle, sa logique créative embrasse à la fois la destination de l’objet et son exécution, les propriétés des matériaux et le confort de l’usager. En ce sens et au sein de ses ateliers, Ruhlmann prône un retour aux traditions de l'ébénisterie française, en particulier pour les placages de ses meubles qui sont d’un raffinement rare et emploient les bois et matières les plus nobles (ébène, palissandre, amarante, ivoire, galuchat …)

Les formes qu’il invente conjuguent les enroulements et lignes ondulées des Grands styles avec une épure novatrice qui tranche avec l’esthétique Art Nouveau. Perfectionniste, Ruhlmann travaillera toujours au superlatif, exigeant de ses collaborateurs la même impeccable rigueur. Ce soin extrême apporté à leur fabrication permet de qualifier les meubles du décorateur/ensemblier de chefs-d’œuvre d'ébénisterie, même en dehors de leur contexte initial.

 

L'acmé de la carrière de Ruhlmann est sa contribution à l'Exposition des arts décoratifs et industriels modernes de 1925: L'Hôtel du Collectionneur, un pavillon présentant "l'intérieur idéal" d'un collectionneur moderne.

Œuvre d'art totale et collective[4], où architecture, mobilier et décor intérieur forment un ensemble unique et infiniment luxueux, L'Hôtel du Collectionneur rencontre un vif succès auprès des visiteurs et de la critique. A cet égard, il est considéré, malgré son existence temporaire, comme l'une des réalisations les plus significatives de l'esprit et du style Art Déco. Ruhlmann y présente, entre autres réalisations, un très gracieux Bureau de dame à cylindre en ébène de macassar et ivoire.

 

À la suite de l’exposition de 1925, qui donne rétroactivement son nom au courant Art Déco et restaure la suprématie de la France en matière d’arts décoratifs, Ruhlmann est appelé aux Etats-Unis avec une exposition itinérante à partir de 1926. Dans le catalogue de cette exposition[5] on peut lire qu’il est : "la plus marquante et la plus originale figure du domaine du design de mobilier en France". Entre 1925 et 1930, Ruhlmann conçoit également des pièces raffinées et intemporelles pour la Manufacture Nationale de Sèvres : une série de vases aux formes épurées, ainsi qu’une tasse et sa soucoupe.

Entre 1927 et 1928 et pour honorer des commandes toujours plus nombreuses, le décorateur-ensemblier installe un second atelier "B" au 4eétage de son immeuble de la rue d’Ouessant. A leur apogée, les ateliers A et B comptent 35 ébénistes, une dizaine de tapissiers, quatre vernisseurs et les techniciens en charge des machines[6].Cette approche industrielle du luxe permet aux Établissement Ruhlmann d’honorer pour la seule année 1927 le décor de la Chambre de commerce de Paris et d’une partie des salons du paquebot Ile-de-France. En parallèle et avec Raymond Subes, Ruhlmann conçoit de surprenants prototypes présentés comme des "essais sur le meuble d’acier", qui semblent transposer la tradition ébéniste du bois au métal. Ainsi en 1927 la "Bibliothèque Subes métal" et en 1933 une ultime "chaise en tôle laquée" dont la laque est réalisée industriellement.

 

Au Salon des Artistes Décorateurs de 1928, faisant fi des critiques d’élitisme de la part de ses contemporains qui prônent l’ascétisme décoratif, Ruhlmann expose la Chambre d'Apparat comme une apothéose emphatique de son désir de luxe. La critique est divisée entre ceux qui louent "un style très français, rattaché à nos belles traditions et neuf pourtant"[7] et ceux pour qui tancent un "M. Ruhlmann qui ne travaille pas pour les classes pauvres"[8]. Une réalisation qui participa sans doute de la scission de la Société des Artistes Décorateurs (avec la création en 1929 de la "concurrente" Union des Artiste ModernesUAM) mais qui incarne pour autant un art de vivre prestigieux qui se vend et s’exporte[9]. Après avoir assuré la décoration du Palais du Prince héritier des Indes en 1929 dans un accord inédit de laque, métal et verre, Ruhlmann expose au Salon des Artistes Décorateurs de 1930 un ensemble mobilier restreint mais toujours fastueux et qui combine des matériaux encore jugés antinomiques : placages de bois précieux, verre et chrome.

 

Alors que s’ouvrent les années 30, le décorateur-ensemblier semble avoir synthétisé l’ébénisterie traditionnelle et les technologies et matériau d’avenir, en accord avec les aspirations de son époque. Était il un moderne en devenir qui aurait participé d’une autre étape des arts décoratifs français ?

La crise économique qui ralentit les commandes et la mort précoce de Ruhlmann en 1933 laissent cette question en suspens.

[1] Aphorisme de l’architecte Jean Badovici dans Harmonies. Intérieurs de Ruhlmann, Editions Albert Morancé, collection Documents d’Architecture – Art Français Contemporain, 1924,page 12

 

[2] où il rencontre le futur architecte Pierre Patout, qui l’incite à révéler son potentiel artistique et restera un ami proche autant qu’un collaborateur

 

[3] misant sur le luxe et ceux qui peuvent se l’offrir, Ruhlmann comptera parmi ses clients Henri de Rothschild, le banquier Hippolyte Worms, l’industriel en soieries François Ducharne, le Palais de l’Elysée ou le roi du Siam...

[4] maître d'œuvre de l’ouvrage dont l’architecture est confiée à son ami Pierre Patout, Ruhlmann s’entoure pour les différentes pièces (et rien que pour les décorateurs) de non moins que Pierre Chareau, Robert Mallet-Stevens, Pierre Legrain, Francis Jourdain et Paul Poiret

 

[5] tel que cité par Rosalind Pepall in "Ruhlmann, un génie de l’Art Déco", Catalogue de l’Exposition présentée au Musée des Années 30 de Boulogne-Billancourt du 15 novembre 2001 au 17 mars 2002, Paris, Somogy éditions d’art, 2004, page127.

 

[6] Selon le décompte avancé par Florence Camard en page 208 de son ouvrage "Jaques Emile Ruhlmann", Editions Monelle Hayot, 2009.  

 

[7] Jacques Baschet dans L’Illustration du 6 juillet 1929, page 645

 

[8] Gabriel Henriot in Mobilier et Décoration de janvier 1929, page 26

 

[9] Ruhlmann reçoit les Grands Prix des Expositions de Milan et Madrid en 1927 puis d’Athènes en 1928

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